Picasso, pourquoi ?

Square

PICASSO, pourquoi ?

Tel que nous l’avons connu, il nous fait face et nous regarde, les mains sur les hanches dans son éternelle position de défi au monde. Si nous avions un doute, un détail du vêtement, plus précisement le sous-vêtement que nos parents ne s’embarrassaient pas à appeler « marcel » signe le personnage.

Nous sommes le 18 novembre 1977 au soir. Quelques jours plus tôt, nous avions décidé de signer notre prochaine intervention dans Libération sous le pseudonyme collectif de Picasso. Ce nom m’était venu à l’esprit quelques mois auparavant lorsque nous cherchions à donner une dimension supplémentaire à Bazooka en faisant du rock. Un groupe de rock portant le nom de Picasso, c’était exactement ce qu’il nous fallait. Dans l’inconscient collectif, « faire du Picasso » c’est-à-dire de l’art moderne  était synonyme (peut-être encore aujourd’hui) d’hermétisme et d’élitisme. En tout cas pas à la portée de n’importe qui, et malgré le travail de vulgarisation effectué à partir des années 60, un art coupé du grand public. Tout cela était parfait mais problème, on ne connaissait rien à la musique, à part l’écouter sortir de nos enceintes, notre affaire, c’était les images. Nous nous sommes vite rendu compte que nous n’irions pas loin avec le rock, et nous avons laissé tomber l’idée, mais le pseudo Picasso est resté en mémoire, prêt à être utilisé. Le projet était là, une signature commune du groupe. Pendant quelques semaines, la plupart des gens de Bazooka ont repris ce pseudonyme et certains l’ont gardé par la suite. Il existe encore au moins un dessin qui a survécu au temps signé Bernard Picasso, mais pour moi ce pseudo n’était pas définitif, on pouvait en changer régulièrement comme on change de vêtement, comme s’il s’agissait d’un produit de consommation. En ce début des années 70, la « starification » des artistes s’accélérait, leurs noms fonctionnant comme des marques. Warhol en faisait des portraits, moi, j’utilisais leurs noms. Qui se doutait que  20 ans plus tard, on donnerait le nom de Picasso à une voiture ? Mais le groupe Bazooka n’avait plus que quelques mois à vivre, et je n’ai pas pu poursuivre cette idée, sinon, il y aurait eu peut être des Lulu Van Gogh, Kiki Monet, Bernard de Kooning, Loulou Matisse, Kiki Kandinsky, Bernard Duchamp, Lulu Mondrian…. Ces grands noms avaient fait leurs preuves, pourquoi ne pas s’en approprier une part symbolique ? Si ces noms avaient réussi à se faire connaître dans ce monde sans pitié de l’art moderne, ils pouvaient encore servir à de jeunes artistes débutants. Les idéologies avant-gardistes essoufflées régnaient encore sur le milieu artistique français, et nous, nous baignions dedans. Des premiers théoriciens de la modernité aux situationnistes, en passant par Dada, Breton et sa bande, tous nous avaient dit : « L’art doit transformer le quotidien !   Brûlons les musées ! Eliminons les frontières entre l’art et la vie ! Autonomie de l’Art ! Provocation et scandale sont les pinceaux de l’artiste moderne ! ». Sans en être dupe, nous les avons pris au mot. Bazooka a investi tout ce qui était support à la création d’images, sauf les galeries et les musées. Cela faisait plusieurs mois que nous avions fait notre entrée au quotidien Libération, les problèmes sont arrivés quand la rédaction et une grande majorité du personnel du journal se sont rendu compte que nous n’étions pas de gentils illustrateurs qui allaient faire de petits dessins pour décorer les articles. C’est à ce moment que j’ai pleinement pris conscience que l’artiste devait prendre sa liberté face à n’importe quel pouvoir. Celui-ci était particulièrement ambigu. Tout ce petit monde était de gauche, voire d’extrême gauche, peut-être même anarchiste, en tout cas anti-autoritaire. Mais face à une bande de jeunes artistes qui voulaient appliquer ce que tous ces grands anciens avaient inscrit au panthéon de l’art moderne, et avaient indiqué comme étant la seule voix pour être véritablement « d’avant-garde », il y eut une levée de boucliers, cela n’était plus possible… « Dada, c’est génial mais pas chez nous !  Les futuristes, c’est très bien, mais cantonnés aux thèses universitaires… Le situationnisme, c’est parfait pour les philosophes, historiens et critiques d’art, mais pas dans mon quotidien (dans les deux sens du terme) ! Entre les cloisons du milieu artistique, parfait, mais chacun chez soi, Bazooka dehors ! » Mais nous n’en étions pas encore là, le commando Bazooka réussissait à s’infiltrer dans les pages du journal. Ce soir de novembre 1977, j’avais emporté avec moi quelques photos ainsi qu’un normographe, (une plaque en plastique munie de trous qui permet de tracer des symboles ou des lettres, et qui s’utilisait essentiellement dans l’industrie). Les arabesques en damier qui parcourent les pages de ce numéro de Libération ont été réalisées à l’aide de cet outil. Une des photos me semblait parfaite pour accompagner notre idée de signature sous le nom de Picasso. Il s’agissait d’une scène de rue, où l’on voit un chiffonnier vendant des vêtements d’occasion. Cette photo m’avait frappé car l’homme à l’allure fière y porte un tricot de peau, et faisait écho à une autre photo que j’avais emmenée, celle du véritable Picasso extraite du film de Clouzot sur le Maître où on le voit également en tricot de peau, un de ses vêtements favoris des chaudes journées d’été dans le midi de la France.

J’ai choisi ici de m’attarder sur les deux premières pages de ce journal qui marque le début de notre utilisation du pseudonyme Picasso. Je raconte ce que j’avais tenté de dire à l’époque, dans une sorte d’utopie sur ce Picasso improbable, transformé en biffin  chiffonnier, vendeur de guenilles, guenilles de roi peut-être, prémonitoires de l’histoire de la modernité ?

Pages 4 et 5 – Libération, 19 Novembre 1977.

Au premier plan de la scène, un enfant à la forte tignasse et au regard triste porte un curieux costume à damier noir et blanc. A ses côtés, un chien noir, un vieux bâtard fatigué et efflanqué caresse du museau la jambe du garçon. La bête est aveugle, c’est le gamin qui lui sert de guide. Entre ce couple misérable et l’homme qui continue de nous fixer avec insistance, trois femmes penchées sur un tas de vieilles choses extirpent de vagues chiffons qui ont du être des vêtements. La scène est archaïque. On y voit une sorte de sabbat avec sorcières et grand bouc, peut-être quelque chose d’espagnol, à la Goya. L’Espagne n’est pas loin, Collioure ou Perpignan, qui sait… Contre les murs, derrière l’homme caprin, des habits défraîchis sont accrochés tels des dépouilles. C’est sa maison et l’homme est un chiffonnier. Il fait son commerce devant chez lui. En frise, au dessus de l’image, des formes abstraites se déploient en rythmes, et on retrouve ces mêmes formes mêlées au tas de frusques sur le sol. Les petites cornes en damiers noir et blanc passent sur la page de droite, ainsi que sur toutes les suivantes. Sur celle-ci, elles s’accrochent à deux structures qui sont comme deux cheminées sortant d’une forme noire, une grande barre d’immeuble, ou plus sûrement la coque d’un navire. La noire carcasse bien enquillée, soudée à la terre ferme, bien échouée, pas prête de revoir la haute mer. On peut imaginer les arabesques s’échappant des cheminées comme des fumées graphiques. La source véritable de ces volutes est ce bloc de lettres détachées, un P puis un I, un C, un A, deux S et un O,  PICASSO, qui est le nom de cet homme, le chiffonnier, oui, le nom de cet homme est Picasso. « C’est un scandale ! », dites-vous. « Picasso, je connais, tout le monde connaît, un homme très connu, un artiste célèbre, ça ne peut pas être un chiffonnier, un clochard ! » Mais vous devez confondre, sans doute ne connaissez-vous pas l’histoire de l’art moderne, elle n’a pas évolué comme vous le pensez. Cela va vous faire un choc, surtout si la période vous passionne. Il n’y a pas eu d’art moderne, pas plus d’after-moderne, ni de trans-avant-garde, pas d’avant-gardes du tout, et encore moins historiques, pas d’art contemporain non plus. Courbet, on ne voit pas, pas de all-over, encore moins de ready-made, personne ne fait le lien entre le cubisme et Cézanne. Paul Cézanne ? Inconnu au bataillon des peintres. Le body art, qu’est-ce que c’est ? Et qui est ce Jeff Koons ? Les « ismes », personne n’en a entendu parlé. Léo Castelli ne connaissait pas Adorno et nous, ni l’un ni l’autre. Pas de Manet, d’Andy Warhol, de Gerhard Richter, de Palais de Tokyo. La mère araignée de Louise Bourgeois n’a pas tissé sa toile. Pas de Dada, pas de Sol Lewitt et pas de Bernard Arnaud. Le concept d’art abstrait ne nous dit rien, pas plus que les critiques d’art  « décodeurs ». Matisse n’est pas à ma connaissance un artiste. Pas de Richard Prince, pas de Vasarely ni  d’art conceptuel. Rien sur les Georges Mathieu et Baselitz. Vincent Van Gogh et Yves Tanguy sont des inconnus, Bernard Buffet, les  « curateurs »,  Ai Weiwei, l’Ecole de Paris, Bill Viola, Saatchi.. tout cela est resté dans les limbes de l’art. Prenez la liste de tous les artistes des 150 dernières années et vous la rayez d’un grand coup de plume, mais attention, je ne dis pas que l’art a disparu mais qu’il est différent, qu’il a pris d’autres chemins, il y a toujours des artistes mais c’est un peu vous et moi. Je vois à vos têtes que vous ne comprenez pas. Faisons donc un petit cours de l’histoire de l’art en accéléré. Au milieu du 19ème siècle que l’on dit si étouffant pour la création et les artistes, les institutions académiques et la société ont pu et su intégrer les cohortes soudaines de jeunes gens qui se découvraient une passion pour les arts. Tous ont pu s’épanouir et se réaliser. Il n’y a pas eu d’artistes marginalisés, souffreteux et bohèmes, obligés pour sortir du lot de déployer une surenchère de formes et de styles, de stratégies de carrière pour se faire reconnaître. Les artistes se sont naturellement intégrés à la société et la société à l’art. Les institutions académiques ont réussi, là où la modernité et les avant-gardes ont échoués, et au fil du temps, l’art a fait partie intégrante de la vie. Aujourd’hui, il n’y plus d’artistes au sens propre, tout le monde est artiste. C’est pour cela qu’il faut tresser des couronnes de laurier à nos grands anciens qui ont su orienter l’histoire de la vrai modernité, l’immense Cabanel, le glorieux Bouguereau, les populaires Gervex et Thomas Couture. « Vous dites ? »  « Vieux réactionnaires ??!! » « Pompiers ??!!! » Mais vous ne connaissez rien à l’art et aux artistes. Ces grands noms du 19ème siècle, épaulés par les institutions d’état ont évité les grandes guerres du monde des arts modernes et des avant-gardes, les gros carnages et massacres des masses artistiques, « plus moderne que moi, tu meurs ! » Batailles sanglantes pour l’hégémonie du Nom, ils ont empêchés ces « Pompiers » que des générations de créateurs ne finissent incompris, aigris, désespérés, victimes du pseudo modernisme triomphant. Vous êtes satisfaits de cette poignée d’artistes militarisés qui survit et récolte gloire, honneur et argent sur les charniers de leurs frères ? Mais nous avons échappé à cette catastrophe. Les successeurs de ces grands académiques ont intelligemment appliqué ce que Baudelaire dit dans son texte sur l’artiste moderne : « La modernité, c’est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable ». Mais revenons à notre homme devant son étal de fripes. Je vous disais que son nom est Picasso, il est né en Espagne dans la ville de Malaga. Enfant unique, après la mort d’une petite sœur dans une famille de la petite bourgeoisie locale, enfant adulé par ses parents, surtout par sa mère dont il était le petit roi. Le père, peintre discret et modeste, aussi longiligne que sa femme était ronde et autoritaire. Vénéré par cette dernière qui lui avait transmis cette autorité naturelle qui le caractérisait, il avait l’ambition de faire parler de lui dans le monde. Son père, de son coté, lui avait transmis le goût des arts. Il était si doué que déjà, il rivalisait avec  lui. En âge de choisir un métier, il s’orienta naturellement vers la peinture. La province étant trop petite pour contenir une si grande ambition, il partit pour Barcelone puis Paris. La capitale française avait gardé son aura de sanctuaire des Arts, mais il était bien loin le temps où elle dictait sa loi. Comme je vous le disais, l’artiste démiurge et solitaire, seul face à la création, n’existait quasiment plus, le métier de peintre était un lointain souvenir, mais notre jeune artiste s’accrochait à cette idée désuète, il était prêt à tout pour cela. D’une nature chaleureuse et grand séducteur, il était entouré de nombreux amis, des artistes comme lui qui se dépensaient sans compter pour lui venir en aide. Mais malgré tous ses efforts, il ne parvenait pas à être reconnu au-delà de son quartier. Il réussissait de jolis tableaux et quand il les proposait dans les cafés et commerces de Paris il voulait être payé, mais les gens ne comprenaient pas pourquoi il fallait payer pour avoir une image. Ils avaient entendu dire que cela se faisait il y cinquante ou cent ans, mais en 1900 cela n’était plus le cas, les oeuvres circulaient librement hors des circuits marchands, ces mêmes marchands qui n’avaient pas pu mettre la main sur l’art moderne. Il n’avait pas fait de grandes études, persuadé que son talent d’artiste suffirait à le faire vivre, il dut accepter des petits métiers pour survivre, commis dans une droguerie, aide boulanger à Montmartre…Un voisin maçon, espagnol comme lui, lui proposa d’être son manœuvre. Le maçon était un bon ouvrier, et il resta de nombreuses années avec lui. Les années filaient, son goût pour l’art était toujours aussi fort mais son ambition s’était émoussée. Pourquoi nous le voyons aujourd’hui en chiffonnier, la cinquantaine passée ? Mystère, lui-même aurait eu du mal à l’expliquer. Il avait connu des périodes difficiles et il en était là, et après tout c’était pas si mal. Son petit commerce marchait bien, il avait sa famille à lui, un enfant en était le fruit, le petit Paul. C’est d’ailleurs lui que nous voyons sur l’image à côté du chien noir. Le drôle de costume à damier qu’il porte, ou plus exactement l’habit d’arlequin, cela vient de l’attirance étrange que son père avait gardé pour le cirque et la commedia dell’arte, l’art toujours… En haut, les petites cornes à damiers continuent de passer de page en page.

Paris, 2007.